- CONFLITS SOCIAUX
- CONFLITS SOCIAUXUn conflit est une relation antagonique entre deux ou plusieurs unités d’action dont l’une au moins tend à dominer le champ social de leurs rapports. L’existence d’un conflit suppose en effet deux conditions apparemment opposées: d’une part, des acteurs, ou plus généralement des unités d’action délimitées par des frontières, et qui ne peuvent donc être des «forces» purement abstraites; de l’autre, une interdépendance de ces unités qui constituent les éléments d’un système.Autonomie des éléments et unité du champ peuvent se combiner de manières extrêmement variables. Ces combinaisons peuvent se placer sur un axe:– D’un côté, des acteurs réels, possédant un système de décision, une «volonté», et tendant à maximiser leurs avantages propres, soit par la poursuite rationnelle d’un intérêt de type économique, soit par le renforcement de leur propre intégration, soit selon tout autre processus. Le champ des acteurs en conflit est alors défini de manière matérielle. Il s’agit de s’approprier des biens rares, par exemple des territoires, des matières premières, des marchés. Plus les unités d’action sont des acteurs réels, moins le champ de leurs rapports est social. La rivalité est le point extrême de ce type de conflits, qu’on appellera conflits intersociaux , quelle que soit la nature des acteurs, individus, groupes ou collectivités.– À l’inverse, d’autres conflits se définissent d’abord par l’unité d’un champ social. Le conflit est intrasocial et, par conséquent, les unités d’action ne constituent que faiblement des acteurs réels. Le conflit n’est pas la rencontre de deux systèmes sociaux ou de deux personnes, mais exprime une contradiction inhérente au système considéré. Lorsqu’on parle d’un conflit de classes, on désigne un ensemble de rapports sociaux à partir duquel se définissent des acteurs, qui peuvent être plus ou moins fortement constitués et conscients de leurs propres intérêts, mais jamais définis comme des ensembles indépendants l’un de l’autre et entrant en concurrence pour l’appropriation de certains biens sociaux.Outre ces types opposés de conflits, il existe des rapports sociaux qu’on ne saurait nommer «conflits»:– D’une part, au-delà des formes extrêmes de conflits intrasociaux existe la pure concurrence entre des joueurs. K. E. Boulding la définit ainsi: «La concurrence existe quand toutes les positions potentielles de deux unités de comportement sont mutuellement incompatibles.» Définition strictement objective et qui n’implique aucun rapport social, aucune intention des acteurs. Le même auteur définit, par opposition, le conflit comme «une situation de concurrence dans laquelle les parties sont conscientes de l’incompatibilité de positions futures potentielles et dans laquelle chaque partie désire occuper une position qui est incompatible avec les désirs de l’autre». Boulding est parfaitement conscient du caractère vague et insuffisant de cette définition. Mais elle a le grand mérite de souligner qu’il n’y a pas de conflits s’il n’y a pas d’acteurs, ou plus généralement de rapports sociaux, qui supposent des comportements orientés et valorisés, constituant, au-delà du calcul, une action sociale.– D’autre part, on ne peut davantage parler de conflits lorsque les éléments d’un système sont en tension les uns avec les autres, en raison de la différenciation des statuts et des rôles à l’intérieur de tout système complexe. Si les employés envient les cadres, si les jeunes se sentent différents des vieux, il se forme des tensions entre eux, mais non pas nécessairement un conflit. Celui-ci n’apparaît que si le thème du pouvoir est introduit, ce qui rejoint notre définition initiale. Le pouvoir n’est pas la capacité d’un acteur d’imposer à un autre acteur des comportements conformes à ses intérêts personnels, mais sa capacité de dominer les rapports sociaux à l’intérieur d’un système social, en particulier la répartition de biens sociaux comme l’autorité, le revenu ou l’éducation. Toute société stratifiée connaît nécessairement des tensions entre les strates; elle ne connaît de conflits que dans la mesure où on considère le système de stratification comme l’expression d’un rapport de domination.On comprend mieux ainsi pourquoi le conflit est un thème embarrassant pour les sciences sociales. L’analyse semble sans cesse entraînée soit vers des rapports intersociaux, dont la théorie des jeux fournit une expression formalisée, mais étrangère à la réalité sociale, soit vers les mécanismes d’intégration sociale. Ou bien la société est conçue, dans la tradition du darwinisme social, comme dominée par la concurrence et la sélection naturelle, ou bien, à l’inverse, elle est définie par la tradition intellectuelle (de Durkheim à Parsons, en particulier) comme un système de statuts et de rôles dont les acteurs se réfèrent à tout un ensemble de règles, de normes et de valeurs définissant des comportements normaux – c’est-à-dire légitimement attendus. D’une part, donc, la guerre, de l’autre les tensions internes d’un système social. Le conflit social semble perdre toute unité entre ces deux modèles extrêmes d’analyse. Souvent même, cette disparition du concept de conflit est justifiée pour des raisons historiques. Alors que la période d’industrialisation, que Rostow nomme le «décollage», suppose une forte accumulation du capital dans les mains d’un groupe dirigeant – capitalistes nationaux ou étrangers, ou encore dirigeants politiques – et par conséquent un conflit entre ceux qui apportent leur capacité de travail et ceux qui contrôlent l’emploi de la plus-value, il semble que les sociétés parvenues au-delà de cette phase de leur développement assurent de plus en plus leur croissance en renforçant leur intégration sociale, par la diffusion de la formation et de l’information et par une mobilité accrue des facteurs de production. Ce renforcement constant des unités économico-politiques que constituent les nations ou les empires entraîne aussi un développement des rivalités entre les États.Les conflits intersociaux semblent remplacer les conflits intrasociaux. Les conflits politiques ou impérialistes se dissocient des conflits sociaux traditionnels. La guerre froide, la rivalité entre les puissances qui détiennent la force de destruction thermonucléaire paraissent se substituer sur le devant de la scène historique aux conflits de classes, qui se dégradent en tensions inévitables, mais limitées entre les éléments de système sociaux à la fois de plus en plus différenciés et de plus en plus conformes au modèle durkheimien de la solidarité organique. Il est caractéristique à cet égard que la notion de conflit ait été réintroduite dans l’analyse sociologique par des auteurs comme A. Coser ou R. Dahrendorf, non pas – malgré les déclarations de ces auteurs – en opposition avec les principes d’une analyse fonctionnaliste fondée sur l’intégration du système social, mais plutôt en complément de celle-ci et dans des termes parfaitement acceptables pour elle.On ne peut donc considérer dès le départ que l’analyse, en particulier sociologique, des conflits est établie sur des bases solides, que son objet existe de manière évidente. L’enjeu d’une telle analyse est avant tout de décider de l’existence de son objet. Entre la guerre qui oppose les unités sociales et le fonctionnement intégré – et plein de tensions – de ces unités existe-t-il des conflits sociaux, c’est-à-dire des systèmes de rapports sociaux conflictuels? La ligne d’analyse qui fut surtout celle de Marx et de Freud peut-elle être prolongée et définie aujourd’hui dans ses rapports avec les tendances très différentes de l’analyse sociale que nous venons de rappeler? Telle est la question qui orientera cette étude.1. Le champ du conflitL’analyse statiqueKurt LewinLa forme la plus simple du conflit est celle qui place un acteur entre deux stimulations qui s’équilibrent ou se contrarient. Certains peuvent refuser de parler ici de conflit, puisqu’il n’existe qu’un acteur. Mais l’intérêt de ce cas est de permettre, dans les meilleures conditions, une analyse de conflit considéré comme comportement de l’acteur dans un champ de vecteurs. C’est Kurt Lewin (1890-1947), surtout, qui a introduit ce point de vue. À la suite de ses travaux et de ceux de ses élèves, on peut distinguer quatre types principaux de situations conflictuelles.– Le type attraction-attraction est souvent représenté par la situation de l’âne de Buridan, placé à égale distance entre deux bottes de paille, et qui se trouve incapable de choisir entre des stimulations supposées égales, mais agissant en sens opposé. Équilibre extrêmement instable, puisque le plus léger mouvement accroît une des forces d’attraction et diminue l’autre, ce qui engage un processus irréversible mettant fin au conflit.– Le type attraction-répulsion est plus important et conduit à un conflit plus stable. Plus l’acteur s’approche du but qui l’attire, plus il est repoussé par une stimulation négative, par un coût de plus en plus grand de la tâche. L’enfant qui désire atteindre un objet interdit se trouve placé dans ce type de conflit et a le plus souvent un comportement de vacillation ou de fuite.– Le type répulsion-répulsion exerce une pression encore plus forte sur l’acteur, qui doit accomplir une tâche désagréable sous peine d’être puni. Sa réponse est souvent de retrait ou d’explosion agressive, puisqu’il ne peut résoudre la situation conflictuelle où il se trouve.– Le type de double attraction-répulsion est le plus complexe. L’acteur se trouve placé entre deux buts qui l’attirent et le repoussent également. L’attraction ou la répulsion peuvent ne pas se situer au même niveau de conscience. La théorie psychanalytique a insisté sur cette ambivalence de l’objet.Le type le plus simple – mis à part le premier, dont l’importance est faible, puisque la situation conflictuelle est très instable – est le deuxième; il a été étudié de manière approfondie en particulier par Neal E. Miller. Ses expériences de laboratoire ont montré que la pente du gradient de répulsion est plus forte que celle du gradient d’attraction. Ce qu’indique de façon très schématique la figure 1. Il existe donc un point (E) d’équilibre du conflit. Si l’acteur s’approche trop du but, les forces de répulsion, croissant plus vite que les forces d’attraction, le renvoient vers ce point. Souvent, l’acteur parvient à modifier la hauteur de l’une de ces deux lignes, en particulier à élever celle qui définit le gradient d’attraction et à abaisser l’autre. Le point d’équilibre est alors déplacé. L’acteur s’approche davantage du but. Pour Miller, la différence entre ces deux gradients s’explique par le fait que l’attraction est un besoin dont la force dépend de l’acteur lui-même, tandis que la répulsion provient de l’objet et par conséquent croît plus fortement à mesure que la distance de l’acteur à l’objet diminue.Cette analyse doit être complétée, car l’acteur placé dans cette situation conflictuelle cherche à la modifier en déplaçant le but, mécanisme déjà mis en lumière par Freud. Il faut donc tenir compte du degré de similitude des buts modifiés par rapport au but initial, avant de déterminer le point d’équilibre du conflit.Kenneth E. BouldingCes analyses permettent d’aborder la notion plus complexe de champ conflictuel, défini par les rapports entre plusieurs acteurs. On ne considérera ici que le cas de deux acteurs, qui suffit à faire apercevoir les principes d’une théorie générale du conflit. C’est avant tout Kenneth E. Boulding qui l’a construite.Il part lui aussi de l’acteur, représenté comme une unité de comportement (individuelle ou collective, peu importe), cherchant à se placer dans la meilleure situation possible à l’intérieur de certaines frontières, qui limitent sa capacité de mouvement. Un individu, par exemple, peut vouloir passer ses vacances au soleil, mais ses ressources financières ne lui permettent pas d’aller au Maroc ni en Grèce.Deux acteurs définis de la même manière peuvent voir les champs de leur action possible se recouper. Si un point de cette zone de recouvrement ne peut être occupé simultanément par l’un et par l’autre, le conflit apparaît. On a tracé dans la figure 2 les limites de l’action possible d’une part de A1, d’autre part de A2, et indiqué en pointillé les limites à l’intérieur desquelles il est impossible que les deux acteurs se trouvent simultanément. L’aire du conflit est donc ici r b pr a . Le conflit ne se forme que si les lignes réunissant les points du champ possible les plus fortement valorisés pour les acteurs passent dans cette zone.Cette analyse conduit à la distinction fondamentale entre la zone de conflit et la zone d’échange. Il existe en effet des points à partir desquels les deux acteurs en présence peuvent se déplacer vers d’autres points en y trouvant l’un et l’autre leur avantage. Au contraire, il existe des points à partir desquels ces mouvements avantageux pour les deux parties sont impossibles. Ce que montre clairement un autre mode de représentation (fig. 3).Soit deux acteurs B1 et B2 autour desquels on a figuré des cercles qui indiquent la progression du niveau de leurs désirs. Considérons un point évalué au niveau 4 par les deux acteurs et où ils se rencontrent (point K). Il y a là conflit. Mais, si les acteurs se déplacent vers L, l’acteur B1 y gagne, puisqu’il obtient un objet placé en 3e et non plus en 4e position; B2, lui, n’y perd pas, puisque ce point se situe comme K sur la ligne des points en 4e position. Si on étend cette observation, on voit que la zone KCE est une zone d’échange. Il est aisé de voir au contraire que tous les points situés sur la ligne B1B2 ne permettent aucun déplacement sans perte pour un des deux acteurs, et par conséquent n’appartiennent à aucune zone d’échange.L’analyse dynamiqueL’analyse statique du conflit, dont les principes élémentaires viennent d’être présentés, conduit à une analyse dynamique, qui introduit des interactions, c’est-à-dire les réactions de l’acteur B au mouvement de l’acteur A, et inversement. L’ensemble de ces réactions forme un processus. On trouve d’abord deux axes orthogonaux (fig. 4) représentant l’un les attitudes de A à l’égard de B, qui vont des attitudes favorables aux attitudes hostiles en passant par la neutralité, et l’autre les attitudes de B à l’égard de A, définies de la même manière. On place ensuite la courbe Ma A, qui indique le degré d’hostilité ou d’amitié de A à l’égard de B pour chaque valeur des attitudes de celui-ci. La courbe Mb B indique de même la variation des attitudes de B envers A en fonction des attitudes de A envers B. Ces deux courbes se rencontrent en un point d’équilibre E. Il n’est pas difficile de montrer que, si l’un des acteurs manifeste, à un moment donné, une hostilité trop forte ou trop faible à l’égard de son adversaire, un jeu de forces tend à le ramener au point E, qui est donc un point d’équilibre stable.Typologie des conduitesK. Boulding a tiré de cette analyse la plus grande partie de ces concepts de base; il a en particulier construit une typologie célèbre des conduites à l’égard d’autrui, qui éclaire bien l’utilité de sa démarche. Rappelons-la brièvement.Si on simplifie au maximum les attitudes possibles en les appelant amicales ou hostiles, on peut distinguer les types suivants: le yogi répond de manière toujours amicale et constante, quelle que soit la réaction de l’autre. Si deux yogis entrent en interaction, les droites ne peuvent se croiser que dans l’aire où ils sont tous les deux amicaux. Mais le cas est de faible intérêt puisqu’il ne s’agit pas d’une véritable interaction, l’attitude de chacun des acteurs étant constante. Le saint (fig. 5) répond à l’autre par des attitudes toujours amicales, mais d’autant plus fortes que celui-ci a des réactions plus marquées, qu’elles soient amicales ou hostiles, comme le montre le schéma ci-contre. Le publicain , selon la parabole de saint Matthieu, répond au bien par le bien et au mal par le mal. La courbe passe donc par 0 (fig. 6) et a la forme d’un S. Le diable est l’inverse du saint: il répond toujours par l’hostilité et d’autant plus que l’adversaire réagit plus fortement soit par des attitudes amicales, soit par des attitudes hostiles. Enfin, le pécheur repenti agit comme le saint, mais à partir d’un certain niveau initial d’hostilité.Si on place les courbes correspondant à un certain nombre de ces types sur la même figure (fig. 6), on voit que les points de rencontre des courbes sont extrêmement variés et que dans certains cas seulement se forme un véritable conflit, défini comme un point d’équilibre situé dans la zone de double hostilité.Ces analyses doivent beaucoup, dans leur orientation, aux travaux de G. B. Richardson, dont cependant les exemples concrets sont très contestables. Même en se limitant à un exposé très succinct de la théorie de Boulding, on aperçoit l’intérêt et les limites de son entreprise, qui sont très fortement marqués par ses soucis d’économiste.Il s’agit pour lui d’étudier davantage la concurrence que le conflit. Ce qui manque ici pour qu’il y ait un véritable conflit, c’est que les deux acteurs se réfèrent à un code d’action commun. Le champ du conflit ne peut être réduit à la rencontre d’intérêts ou d’attitudes définissant la conduite de chaque acteur. Même lorsqu’il s’agit de conflits inter-acteurs, la différence entre la concurrence et le conflit tient précisément à ce que, dans le premier cas, le cadre de l’interaction est défini indépendamment de la relation des acteurs. Il correspond, par exemple, au marché dans lequel se rencontrent et s’affrontent des oligopoles. Dans le conflit, au contraire, l’interaction est telle qu’elle remet en cause ce qui n’est plus un cadre social, mais un système de rapports sociaux.2. Les conflits intersociauxLa concurrence intergroupesCette remarque porte aussi sur les expériences de concurrence intergroupes réalisées par des psychologues et surtout par M. et C. Sherif. L’intérêt de ces expériences est considérable, mais il est essentiel de distinguer deux processus bien différents. Lorsqu’on sépare un groupe large en deux groupes plus restreints, on observe une rapide redistribution des relations sociométriques. Les paires dont les membres se trouvent placés dans les deux groupes nouveaux se défont rapidement. Un esprit de groupe se forme, un stéréotype généralement négatif de l’autre groupe apparaît et des réactions agressives se développent: insultes, ironie, bagarres.Le conflit entre les groupes est d’autant plus vif que ces groupes sont plus isolés, constitués artificiellement, hors de tout encadrement organisationnel ou institutionnel. Le cas le plus simple est celui d’équipes qu’on forme dans un groupe de jeunes pour les mettre en opposition, dans des épreuves sportives par exemple. Les groupes sont presque entièrement définis par leur concurrence et ne peuvent donc se constituer que par opposition aux autres.De plus, des groupes aussi simples ne peuvent avoir un système de rôles très différencié. Plus le groupe est primaire (c’est-à-dire que les relations entre ses membres sont de face à face), plus l’individu se trouve fortement défini par son appartenance au groupe et, par conséquent, plus il est engagé personnellement dans la concurrence entre son groupe et les autres. Beaucoup d’études sur les bandes d’adolescents ont insisté sur ces faits.Ce qui domine ici, c’est la référence au groupe, l’opposition donc de l’in-group et de l’out-group. L’enjeu est défini indépendamment de la relation entre les groupes. Il s’agit, par exemple, de savoir si telle bande peut utiliser telle rue comme terrain de jeu. Il est même fréquent que le conflit des groupes s’organise autour d’un conflit personnel opposant un membre d’un groupe à un membre de l’autre. Deux bandes s’affrontent parce que deux garçons se disputent la possession de la même fille. Le conflit naît de la concurrence, et celle-ci est fondée sur la défense et la conscience de soi dans chacun des groupes antagonistes.La guerreIl semble difficile et dangereux d’établir une continuité directe entre cette situation de concurrence ou de rivalité et le conflit intersocial proprement dit, comme si la guerre en particulier était l’analyse, au niveau des sociétés, des rivalités entre les groupes primaires. La guerre manifeste au niveau du conflit entre des États les conflits internes d’une société. Ces deux aspects ne se correspondent jamais directement, mais ne sont séparables l’un de l’autre que dans des cas extrêmes.Beaucoup d’auteurs, de T. Veblen et J. Schumpeter à R. Aron, ont justement insisté sur l’impossibilité de confondre sous le nom d’impérialisme l’expression économique et la dénomination politique. Il faut donc, au-delà d’une interprétation purement économique qui n’est pas justifiée par les faits, poursuivre parallèlement deux lignes d’explication.D’une part, la rivalité des grandes puissances est d’autant plus vive et plus dangereuse que la force d’expansion des acteurs progresse plus vite que ne s’étend le champ de leur concurrence possible. On a souvent dit, par exemple, que l’Europe du XIXe siècle avait été relativement pacifique parce que le progrès des grandes puissances s’accompagnait du partage du monde en leur faveur, ce qui évitait un affrontement direct entre elles. Au contraire, la stabilisation des emplois ou des zones d’influence conduit à un conflit face à face. C’est le partage du monde réalisé depuis Yalta qui a entraîné la guerre froide, et, sur cette base, la politique américaine a été consciemment orientée vers la nécessité d’organiser et de stabiliser ce partage au prix de ce qu’on a nommé un protracted conflict , conflit prolongé et limité reposant sur l’équilibre de la terreur. Au début du XXe siècle, la montée de la puissance économique allemande conduit à un heurt entre elle et les intérêts des puissances capitalistes plus anciennes, de la Grande-Bretagne en particulier.D’autre part, la guerre apparaît comme l’expression de conflits sociaux internes, et ce d’autant plus clairement qu’elle est, non pas un affrontement, mais un impérialisme politique. En Allemagne, et plus encore au Japon, ce qui explique la puissance de l’impérialisme politique, c’est le rôle d’une élite politique dirigeant un développement volontariste, où le rôle de l’État est plus déterminant que celui d’une bourgeoisie commerciale, puis industrielle. Cette idée est souvent exprimée sous une forme différente: la mobilisation contre un ennemi extérieur serait un moyen de gérer les conflits internes d’une société. Il est certain, par exemple, que la guerre étrangère permit de limiter les forces sociales qui poussaient à la rupture entre la bourgeoisie révolutionnaire jacobine et les sans-culottes des sections parisiennes.On ne doit pas opposer des explications qui sont complémentaires. Elles tendent toutes à montrer que le conflit intersociétés manifeste les problèmes du pouvoir à l’intérieur d’une société. Dans certains cas, c’est une classe économique dominante qui engage le conflit extérieur pour faire triompher ses intérêts. Dans d’autres cas, c’est la puissance d’une élite politique et militaire qui accroît l’agressivité d’une société; dans d’autres encore, le conflit extérieur permet de dépasser, d’exporter des conflits internes. Mais tous ces processus expliquent davantage les guerres de domination que les guerres d’affrontement. En d’autres termes, dans les guerres les plus totales, les deux mécanismes se mêlent sans pourtant se confondre. Toute grande guerre est à la fois un conflit entre grandes puissances et un conflit de classes à l’échelle internationale. Les guerres de libération nationale sont, dans la période contemporaine, un bon exemple de cette double nature des conflits internationaux. Cuba se libère de l’emprise américaine, mais, en 1962, il est l’enjeu de la rivalité des grandes puissances et l’Union soviétique doit reculer devant la menace américaine pour avoir imprudemment tenté une avance militaire dans la zone géopolitique considérée comme vitale par les Américains.Les guerres sont donc à la fois l’aboutissement de rapports stratégiques et l’expression des contradictions internes d’une société. Le paradoxe apparent est que, bien souvent, quand on insiste sur les causes économiques des guerres, on renvoie en fait à la rivalité des grandes puissances; lorsqu’on insiste sur leurs causes proprement politiques, on introduit en fait, avec les problèmes du pouvoir, ceux d’une organisation sociale, d’un type de société. C’est cette opposition que retrouve, sur un autre plan, A. Glucksmann, quand il oppose Hegel à Clausewitz; il écrit que la guerre porte en elle une conception stratégique et défensive et un ordre social ou une raison historique. Le monde contemporain vit dans le mélange instable de ces deux types de conflit. Tandis que la grande guerre, toujours menaçante, serait avant tout la rupture des systèmes de dissuasion, des guerres ou des conflits limités soit à la frontière des empires, soit à l’intérieur de chacun d’eux, sont davantage chargés de conflit social. Au Guatemala ou en république Dominicaine, c’est la domination américaine qui est en jeu, comme, sous d’autres formes, en Yougoslavie, en Pologne, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, ce fut ou c’est la domination soviétique. L’exemple du Vietnam est le plus dramatique de ceux où une guerre populaire est profondément liée à la rivalité des grandes puissances.Ainsi, la guerre, dans la mesure où elle ne se réduit pas à la stratégie, montre que le conflit ne peut être défini indépendamment d’un ordre social et de la lutte pour le pouvoir à l’intérieur de cet ordre. La guerre étrangère est un conflit social, parce qu’elle est toujours aussi une guerre civile, à l’échelle d’une société, sinon d’une nation.3. Les conflits organisationnelsSi les conflits intersociaux sont proches des rivalités, de l’affrontement entre deux ou plusieurs unités, individuelles ou collectives, indépendantes les unes des autres, inversement, les conflits organisationnels sont proches des tensions internes d’un système social. Les adversaires sont ici placés, non pas l’un en face de l’autre sur un champ de bataille, mais à l’intérieur d’un même champ social, défini par des frontières et organisé autour de valeurs culturelles et de normes sociales. L’analyse doit donc suivre ici une démarche opposée à celle que nous venons d’adopter, et découvrir, au-delà des tensions internes d’une organisation sociale, les éléments de rupture, qui permettent de parler de conflits.Segmentation et conflits de rôlesLes tensions sont directement liées à la différenciation des statuts et des rôles. L’idée a souvent été exprimée que les sociétés industrielles, qui sont les plus différenciées, sont traversées par un nombre croissant de conflits de rôles, dont la contrepartie est la résistance de ces sociétés à des déchirements complets. Un bon exemple de cette tendance est celui de l’éducation. La famille, l’école, le groupe d’âge (peer-group ) constituent des milieux éducatifs de plus en plus autonomes, de sorte que l’enfant est soumis à des tensions croissantes. Il n’est pas éduqué de la même manière par ses parents, les enseignants et ses camarades.Notre type de société possède de moins en moins une échelle unique de stratification sociale. Le niveau professionnel, le niveau d’éducation, et aussi le revenu, «corrèlent» de moins en moins étroitement. Plus concrètement, le statut social d’un ouvrier dans la production et sa situation dans le domaine de la consommation sont beaucoup plus séparés l’un de l’autre qu’ils ne l’étaient au début du siècle. L’ouvrier – et surtout l’ouvrier qualifié dans les régions les plus développées du pays – participe de plus en plus à certains biens de consommation, comme l’automobile, l’équipement électro-ménager, la télévision, etc. Parallèlement, il est soumis dans son travail à des contraintes matérielles et sociales, à des rapports d’autorité qui restent très particuliers et qu’il ressent d’autant plus durement. Conflit de rôles beaucoup plus accentué encore dans le cas des jeunes ouvriers dont N. de Maupéou-Leplâtre a montré qu’ils restaient dans l’ensemble très soumis à une autorité de type paternel dans le travail, tandis qu’ils participent souvent en dehors du travail à des groupes ou à des bandes organisés autour de rapports sociaux entièrement différents.Ces tensions, liées à la différenciation des rôles sociaux, n’entraînent cependant pas nécessairement de véritables conflits de rôles. Les exemples qu’on vient de donner définissent davantage une segmentation des rôles que leur conflit. La vie sociale d’un individu peut être découpée en tranches; à l’intérieur de chacune d’entre elles s’exercent des normes différentes, mais qui peuvent, pour cette raison même, ne pas se heurter directement. La différenciation des statuts sociaux entraîne une limitation des normes et de leur emprise sur la personne. Celui qui appartient à une église peut n’agir comme tel qu’à l’intérieur du groupe religieux. La tolérance est l’expression directe de cette limitation, et son développement accompagne le passage de la communauté à la société, selon le vocabulaire de Durkheim. Les conflits de rôles sont donc de plus en plus remplacés par une segmentation de l’organisation sociale et de la personnalité.Conflits et hiérarchieEn revanche, les conflits organisationnels prennent une importance croissante. Dans le travail, l’organisation hiérarchique des salariés est de plus en plus stricte; les rôles professionnels se définissent davantage par la situation dans une filière hiérarchique que par l’apport d’une qualité particulière. L’autonomie professionnelle tend à disparaître. L’employé se définit plus complètement que l’ouvrier par des rapports de subordination.M. Weber avait déjà insisté sur l’importance centrale du type d’organisation qu’il nommait Herrschaftsverband (association à organisation hiérarchique). R. Dahrendorf a repris et étendu ses remarques. Il n’hésite pas à appeler rapports de classes les rapports d’autorité, ceux qui unissent et opposent dirigeants et dirigés. Toute grande entreprise hiérarchique, qu’elle soit industrielle, commerciale, administrative, militaire, hospitalière, etc., tend à définir de manière de plus en plus stricte les relations d’autorité et les symboles de niveau social. L’activité de chacun est plus étroitement dépendante qu’auparavant des instructions reçues du niveau hiérarchique supérieur. La différenciation des rôles, qui tend à atténuer certains conflits, s’accompagne dans les sociétés bureaucratisées du renforcement des organisations et des filières hiérarchiques, ce qui accroît l’importance des rapports d’autorité.Ceux-ci sont assurément chargés de tensions, mais peut-on parler ici de conflits? On le pourrait s’il s’agissait des rapports de pouvoir; mais le cadre ou le chef de service ne détiennent pas le pouvoir, ils n’ont qu’une délégation d’autorité. Leurs rapports avec leurs subordonnés sont définis de plus en plus strictement à l’intérieur de normes et de règles. Plus l’autorité est impersonnelle, s’applique à des rôles et non à des personnes, moins elle entraîne de conflits. C’est pourquoi, à l’intérieur des grandes entreprises peuvent se développer des procédures de résolution des tensions, de traitement des plaintes. Des organismes, comme les comités d’entreprise ou leurs équivalents, prouvent, par leur existence même, à côté des syndicats et le plus souvent sous leur contrôle, que les problèmes posés par le fonctionnement des organisations ne sont pas de même nature que les conflits autour du pouvoir. Définir les critères d’embauche, de qualification, de rémunération ou de promotion revient à limiter des tensions, non pas à résoudre des conflits, puisque les négociations supposent la référence constante à des règles du jeu, à un due process of law accepté par les parties en présence.Conflits et organisation informelleSi l’on se place dans cette perspective postwébérienne, c’est ailleurs qu’il faut chercher l’existence possible du conflit. Les rôles organisationnels ne recouvrent pas toute la vie sociale des entreprises. Ni l’individu ni le groupe de travail ne se réduisent à la place qu’ils occupent dans l’organisation. D’où les conflits qui peuvent naître entre les rôles organisationnels, d’un côté, et l’organisation informelle ou les problèmes personnels, de l’autre. L’école dite des «relations humaines», née d’abord des célèbres recherches de E. Mayo (1880-1949) et de son groupe, a adopté ce point de vue. Face à l’organisation, bureaucratique, au sens wébérien se forment des groupes primaires ou des réactions personnelles, affectives et défensives. L’homme et l’organisation, ou le groupe et la rationalisation, entrent en conflit.Mais s’agit-il vraiment d’un conflit? L’organisation formelle et l’organisation informelle apparaissent étrangères l’une à l’autre. Elles n’entrent pas en conflit pour le contrôle de la même unité sociale. C’est pourquoi l’école des relations humaines passe aisément de la reconnaissance d’une opposition fondamentale à l’espoir de rétablir une intégration sociale satisfaisante. Le formel et l’informel ne se heurtent pas nécessairement, parce qu’ils se superposent aisément. Il faut tenir compte des problèmes personnels des employés; il faut que les agents de maîtrise se consacrent au traitement des problèmes internes du groupe de travail. Moyennant de tels efforts, l’individu, saisi dans sa personnalité et dans ses relations primaires, s’intègre aisément dans un système d’organisation, qui s’en trouve, certes, transformé dans son fonctionnement, mais qui n’est pas remis en cause dans ses principes fondamentaux. Davantage d’information et de participation permet de faire mieux accepter ce qui a été décidé au nom de la rationalité.Conflits et changements sociauxÀ cette conception des organisations s’en oppose une autre, qui tend même de plus en plus à la remplacer et qui reconnaît une importance beaucoup plus grande à de véritables conflits organisationnels. Tant que l’on considère une organisation comme formée autour d’un ensemble cohérent d’objectifs et surtout de normes de fonctionnement, il est possible d’y apercevoir des tensions, mais on ne comprend pas comment s’y forment des conflits. Si, au contraire, on définit l’activité d’une organisation par les réponses qu’elle apporte aux changements de son environnement, l’idée d’une unité interne de l’organisation, de son système de décision et d’autorité s’écroule.Tel est bien le sens général de l’évolution subie depuis les années soixante environ par les théories de l’organisation. Une entreprise moderne se définit par sa capacité de s’adapter au changement. Elle n’est pas orientée par des principes et des règles, mais par des objectifs concrets. Elle est donc moins rigide qu’une administration de l’ancien style et, pour parler comme Michel Crozier, elle comporte de plus en plus de zones d’incertitude, autour desquelles s’organisent des conflits d’influence. L’introduction d’un ordinateur, par exemple, n’est pas seulement celle d’un outillage plus efficace que l’ancienne comptabilité; elle bouscule les lignes hiérarchiques. Ni les usages possibles ni les conditions de rentabilité de l’instrument ne sont connus au départ. Le temps n’est plus où les directives pouvaient descendre l’échelle hiérarchique, en se spécifiant au fur et à mesure, mais sans se transformer. Aujourd’hui, les informations à utiliser sont de plus en plus dispersées, ce qui donne à un beaucoup plus grand nombre une certaine influence ou même un certain pouvoir, au sens de la capacité d’amener autrui à agir en fonction des objectifs qu’on a soi-même.Les conflits organisationnels ne sont plus, dans cette perspective, les tensions présentes dans tout système hiérarchisé; ils mettent en cause le pouvoir. Les normes de fonctionnement ne sont plus le cadre à l’intérieur duquel s’exercent les tensions; elles ne sont que des équilibres instables entre intérêts et pressions contraires, résultats de négociations et de médiations plus qu’expression d’une constitution et de règles fondamentales. On a dit que l’école des relations humaines avait attaché beaucoup d’importance au rôle de réducteur de tensions exercé par les cadres subalternes, tels les agents de maîtrise. Ils doivent intégrer un groupe de travail dans l’organisation et intégrer les membres dans ce groupe. Dans la nouvelle perspective, au contraire, l’agent de maîtrise est conçu comme un «compensateur», c’est-à-dire celui qui, partant de l’opposition d’intérêts des groupes en présence, la hiérarchie et les ouvriers par exemple, s’efforce d’établir une médiation, une négociation plus ou moins formelle, un équilibre instable. L’unité du système n’est plus celle d’une règle, mais celle d’un marché.4. Les conflits de pouvoirRecherche d’une définitionLes analyses qu’on vient d’évoquer, et qui ont le grand mérite de réintroduire au cœur des organisations l’existence du conflit, recèlent cependant une certaine ambiguïté; l’usage qui y est fait du terme «pouvoir», pratiquement confondu avec celui d’influence, le montre bien. La capacité d’un acteur de modifier le comportement d’un autre en fonction de ses propres objectifs définit son influence, et ce terme s’oppose clairement à celui d’autorité, qui introduit au contraire l’existence d’une règle centrale appliquée par délégation. Mais aucune entreprise n’est un pur marché d’influence. Aucune n’est privée de règles et de normes. L’influence ne s’exerce qu’à l’intérieur de cet ordre, donc à l’intérieur d’un système de pouvoir. Celui-ci est la capacité d’imposer des modes de relations sociales et, en particulier, des relations d’autorité. Il décide des fins communes. Les conflits organisationnels sont, d’un côté, des tensions à l’intérieur d’un système social, de l’autre, des formes de concurrence et d’influence. Ils ne peuvent pas être identifiés aux conflits dont l’objet est le pouvoir, la capacité d’imposer des fins, et donc des formes d’organisation, à l’ensemble d’une collectivité occupant un certain territoire, défini de manière plus ou moins directe.On arrive ici au cœur du problème: les conflits sociaux ne sont ni des rivalités entre des acteurs indépendants, ni des tensions entre des acteurs définis par la différenciation des statuts et des rôles à l’intérieur d’une organisation. S’il est exact que les organisations les plus modernes sont plus complexes et recèlent donc des conflits internes et limités plus nombreux, il ne l’est pas moins qu’elles constituent aussi des systèmes politiques de plus en plus puissants, qui visent à une accumulation croissante des ressources et de la capacité de décision dans les mains des dirigeants.Si le changement social n’était que l’adaptation à des conditions elles-mêmes changeantes, il existerait, en plus des tensions, des concurrences et des rivalités; et il n’y aurait pas de conflit social. Mais le changement est d’abord l’investissement, le prélèvement de ressources consommables et leur emploi au service de ce qui n’est pas présent et qui varie selon les valeurs de la société. Telle est la première face du conflit social, la lutte de l’investissement – économique ou non – contre la consommation. Mais ce prélèvement suppose et crée à la fois la puissance du groupe dirigeant. Celui-ci, en même temps qu’il œuvre pour l’avenir, jouit de la gestion des biens accumulés et identifie son pouvoir aux valeurs de la collectivité. Telle est l’autre face du conflit social: la lutte du peuple contre les privilèges.Le conflit de classes oppose une «base» d’agents économiques à ceux qui contrôlent l’emploi des ressources investies dans un projet de développement social. La base sociale défend, d’un côté, sa consommation, son présent particulier contre l’investissement pour un au-delà, mais aussi s’oppose à l’appropriation par la classe dirigeante des ressources accumulées. Parallèlement, la classe dirigeante est à la fois un instrument de «progrès» agissant au nom de valeurs sociales et ce que les sociologues appellent un «modèle de satisfaction différée» (differed gratification pattern ) d’un groupe particulier utilisant une partie des ressources accumulées pour son profit propre, donc d’une manière non conforme aux exigences des valeurs de progrès reconnues par la société. La lutte des classes est présente dans toute société, puisqu’elle naît de la contradiction de la consommation et de l’accumulation.Ses formes dépendent de la nature de l’accumulation. Dans une société faiblement équipée et où la force de production principale est le travail humain, c’est l’accumulation des hommes, et donc des territoires, qui est essentielle, ce qui donne à la classe dirigeante une expression surtout politique. L’accumulation des richesses est le propre de sociétés où le rôle des échanges commerciaux est plus grand. Plus récemment, la classe dirigeante s’est définie par l’accumulation du capital, tandis que la classe dirigée prenait la forme de la classe des travailleurs dont le travail était rendu plus productif par les machines et l’organisation des entreprises. Les sociétés contemporaines les plus productives connaissent des modèles de développement où l’accumulation du capital est remplacée dans son rôle moteur par le progrès scientifique et technique, donc par l’accumulation de la connaissance.Le conflit des classes n’est donc pas identifiable à celui de la masse et de l’élite, des dirigeants et des dirigés, ou plus généralement de ceux qui sont en haut et de ceux qui sont en bas de l’échelle de stratification sociale. Il n’est pas un conflit d’intérêts, de sentiments et de représentations entre des catégories sociales différentes. Il est l’expression même de l’action historique, de l’action par laquelle une société agit sur elle-même et constitue le système de valeurs qui commande son organisation.La conception subjectivisteIl faut se garder également de deux conceptions opposées: d’une part, de celle qu’on vient d’évoquer, et qu’on pourrait appeler subjectiviste, et, d’autre part, d’une conception objectiviste.La première réduit le conflit de classes à la conscience des différences sociales, donc à des tensions. On ne peut en effet parler de tensions «objectives»; elles ne se définissent que par un certain état des relations sociales effectivement vécues. Le conflit de classes, au contraire, n’est nullement un état des relations sociales. Il repose sur la contradiction inhérente au développement social lui-même. Ce qui est en cause, ce n’est pas le niveau relatif de participation sociale des différentes catégories, mais le contrôle de l’investissement et du changement.La définition générale que nous en avons donnée montre qu’il ne s’agit pas du heurt entre deux groupes d’intérêts ou entre deux conceptions de la société. Empiriquement, il n’y a aucune raison de décrire deux plutôt que trois, quatre ou huit classes sociales. Ce n’est pas la notion de classe qui permet d’aller au-delà de cette description historique, mais celle de conflit de classes, c’est-à-dire le thème de la contradiction centrale à partir de laquelle se constituent des acteurs historiques, dont la réalité sociographique, les intérêts et les représentations ne coïncident jamais complètement avec un des termes de la contradiction. Ce qui conduit à dire que le conflit des classes n’est pas naturellement conscient. On a d’ailleurs souligné en le définissant qu’il n’est pas simple, qu’il ne place pas les classes opposées dans une situation univoque l’une par rapport à l’autre. La conscience de classe ne peut naître que si la volonté de consommation présente et la volonté de contrôle du développement s’unissent, ce qui n’est nullement constant et suppose un certain degré de lutte ouverte, donc certaines conditions politiques et idéologiques. Les classes sont liées dialectiquement; leur opposition exprime les contradictions de tout développement.Ce type d’analyse est par certains côtés proche de la réflexion freudienne. Elle aussi accorde une place centrale, non au moi considéré comme un système unifié, organisant et réglant la vie psychologique, mais au conflit. Il est vrai que celui-ci est conçu comme le heurt de pulsions opposées: pulsions sexuelles d’un côté, pulsions du moi, c’est-à-dire d’autoconservation, de l’autre. Cette formulation cède la place, plus tard, à celle qui oppose pulsions de vie et pulsions de mort, et qui est plus éloignée de l’analyse sociologique que nous avons présentée, puisque beaucoup de conflits sont réincorporés à l’intérieur d’Éros, tandis que se dégage une «tendance au conflit» manifestant les contradictions propres à la bisexualité de l’être humain. On pourrait retrouver dans l’analyse psychologique beaucoup des thèmes que nous avons distingués au niveau sociologique. L’opposition de la sexualité et des besoins du moi n’est pas très éloignée de celle qu’établit l’école des relations humaines entre l’organisation et les besoins de l’individu ou du groupe primaire. Inversement, à d’autres moments, la sexualité, pulsion de vie, se heurte au caractère répressif ou sadique du sur-moi. Mais pourquoi ne pas accepter cette ambiguïté et reconnaître un double rapport entre les éléments en conflit: d’un côté, la pulsion sexuelle, le principe de plaisir est réprimé par les exigences de la vie sociale et de son ordre, par la réduction de la pulsion en un rôle, du besoin en des relations sociales; de l’autre, cette répression est aussi ce qui dévie la pulsion sexuelle et la sublime. Dans son étude sur Léonard de Vinci, Freud a soutenu que les pulsions sexuelles se sublimaient en s’étayant sur les pulsions d’autoconservation.Dans la personnalité comme dans le système social d’action, la consommation doit être limitée et dominée par un pouvoir d’investissement, mais doit contester aussi le rôle répressif ou destructeur de ce pouvoir et se sublimer en mouvement vers le contrôle du développement de l’unité, personnelle ou sociale, d’action.Dans ces deux cas aussi, le système organisé, moi ou système social, est à la fois une fausse unité, un système de médiation, un système politique, plus qu’un pouvoir, et un acteur central dont le dynamisme permet de remplacer le heurt de pulsions ou de forces opposées par leur liaison dialectique. Le champ du conflit est le sujet, non un marché ou un champ de bataille. C’est parce que le sujet est conflit que les termes du conflit, les classes par exemple, ne peuvent pas être définis par leur subjectivité.La conception objectivisteL’autre conception, dont notre analyse s’éloigne, peut être nommée, à l’inverse, objectiviste. Elle ne définit le conflit de classes que par le fonctionnement d’un système économique, ce qui est indispensable, en effet, pour comprendre les mécanismes de la domination d’une classe et pour analyser les rapports sociaux de travail, mais ce qui dissocie complètement les rapports de classes et l’action de classe. Problème central dans l’analyse marxiste, et non résolu. Ni le comportement de l’entrepreneur, ni la raison d’être du mouvement ouvrier ne peuvent être expliqués par l’analyse des rapports de classes. Si l’analyse économique n’est pas soumise dès le départ à l’analyse sociologique des rapports de classes, comment peut-on passer de la connaissance de la domination et de l’exploitation à la compréhension des mouvements sociaux? Le conflit peut-il être compris hors du sens qu’il a pour les acteurs, sens qui ne se réduit pas à leur conscience, mais qui suppose que chaque acteur vise à contrôler le mouvement d’ensemble de la société, c’est-à-dire à ne pas s’identifier à un des termes du conflit, mais à prendre en charge le mouvement qui se réalise à travers le conflit.Tout acteur en conflit est porteur d’une utopie et d’une idéologie – d’une utopie surtout, c’est-à-dire d’une vision de la société par laquelle il s’identifie lui-même à la totalité. D’une idéologie aussi, c’est-à-dire d’une représentation qui réduit le mouvement de la société au conflit entre les acteurs opposés. Une analyse purement idéologique oublie l’enjeu commun; l’utopie oublie le choc des adversaires et donc les limitations de l’acteur lui-même.Le conflit social est toujours dominé par ce heurt des utopies et des idéologies. L’utopie de la classe dirigeante est l’affirmation que la croissance économique assure par elle-même la résolution des problèmes sociaux; l’utopie de la classe dominée est l’identification du développement à la satisfaction des besoins de la collectivité.Le choc des idéologies est celui des classes ne se saisissant que dans leur antagonisme. Les conflits ouverts, dont l’exemple le plus visible est la grève, sont chargés d’idéologies, parce qu’ils sont la rupture ouverte entre les adversaires. Mais c’est aussi la raison qui rend leur sens obscur. Ce n’est pas un paradoxe de dire que plus une grève est une rupture, un combat avec l’adversaire, moins son contenu de classe est évident et plus elle peut se ramener à la recherche limitée d’avantages économiques. Ce qui caractérise, au contraire, un conflit chargé de lutte de classes, c’est qu’il déborde le combat avec l’adversaire, et cela de deux manières conjointes. D’un côté, il est l’affirmation d’un acteur historique, la création d’une conscience collective, le sens d’une mission historique; de l’autre, il est l’affirmation d’un modèle de société nouveau. Les conflits les plus profonds sont les plus éloignés de toute stratégie. Ce qui conduit à une typologie des conflits de travail, et en particulier des grèves. Au-delà du type élémentaire qu’on vient d’évoquer: conflit des adversaires économiques sur un marché, conflit d’autant plus visible que le patronat et le syndicat sont plus fortement organisés et contrôlent davantage l’un la demande, l’autre l’offre de travail, existent des mouvements plus complexes dans lesquels l’un des adversaires au moins s’affirme lui-même comme acteur historique (et non pas seulement comme porteur d’intérêts économiques), et agit au nom d’une collectivité, de l’histoire, de principes généraux d’organisation de la vie sociale.Les conflits les plus complets sont ceux où tous ces éléments sont réunis et où apparaît la conscience que l’avenir se forme à travers le conflit des forces sociales. Ce ne sont pas nécessairement les conflits les plus graves qui sont les plus profonds, et souvent une grève limitée est plus importante historiquement qu’une grève générale. Cependant, plus une grève est économique, plus la distance est réduite entre la rupture et la négociation. L’importance d’un conflit social se mesure donc avant tout au débordement des objectifs économiques par des «sentiments», et d’abord par la conscience de classe. Knowles, s’appuyant sur des données statistiques, a montré qu’en Grande-Bretagne en particulier l’institutionnalisation des conflits entraînait dans l’ensemble une diminution de la durée des grèves. Cette règle souffre des exceptions, en particulier aux États-Unis, où, dans les grandes industries, comme la sidérurgie, l’automobile ou les transports, des grèves avant tout économiques peuvent durer très longtemps. Mais ces exceptions sont plus apparentes que réelles, car, même dans ces cas, la distance entre la rupture et la négociation est courte, et c’est la négociation elle-même qui est longue, alors que, dans les grandes grèves du début du siècle, c’était la difficulté d’engager la négociation qui dominait. De même, au printemps 1968, en France, les grèves étudiantes ou ouvrières n’ont pas été longues parce que la négociation fut lente et difficile, mais parce que, pendant longtemps, c’est l’affirmation de soi et la volonté de transformer la société plutôt qu’une stratégie de négocation qui ont entraîné le mouvement.D. Bell a résumé dans The End of Ideology ces observations, en distinguant dans le syndicalisme deux orientations différentes: le syndicalisme de marché, dur, agressif, mais négociateur, et le syndicalisme que nous appellerons de classe, qui met en cause les rapports sociaux de travail et donc le pouvoir économique et social.Conflits et catégories socialesLes divers types de conflit économique mettent en jeu des catégories sociales souvent différentes. Dans l’industrie, trois cas principaux peuvent être distingués.En premier lieu, celui des ouvriers fortement dépendants de l’organisation industrielle, ouvriers non qualifiés directement, soumis aux normes de production des industries rationalisées. Parce qu’ils sont placés dans l’organisation, ils sont les plus soumis à de fortes tensions, mais ils sont souvent aussi les moins bien placés pour opposer à l’entreprise un principe revendicatif qui dépasse son fonctionnement. Ce sont les ouvriers les plus tentés par l’«économisme», c’est-à-dire la recherche d’avantages matériels en compensation de conditions professionnelles de travail très contraignantes.Il y a, en deuxième lieu, le cas des ouvriers ou des employés qui entrent dans l’économie industrielle en venant de milieux socio-professionnels pré- ou para-industriels, comme l’agriculture, le petit commerce et l’artisanat. Leur conflit avec l’entreprise n’est pas séparable du choc culturel et social qui accompagne leur entrée dans la vie industrielle. Ils ont du mal à entrer en conflit, mais sont aussi les plus portés à une rupture complète. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’est dans ces milieux que s’est développé un syndicalisme révolutionnaire, plus orienté vers le rejet global de l’économie industrielle que vers l’effort pour transformer sa gestion. Les conflits où sont engagés les ouvriers de ce type sont relativement rares, mais puissants, longs et difficiles à négocier et à résoudre.En dernier lieu, on trouve le cas des travailleurs qualifiés, fortement intégrés à l’organisation industrielle, mais qui opposent à sa gestion la puissance revendicative de leur métier. Ce cas fut celui des ouvriers qualifiés; il est de plus en plus celui des techniciens et des cadres techniques, définis davantage par la profession qu’ils exercent que par leur fonction d’autorité. C’est, en général, cette catégorie qui a porté les grands conflits sociaux, ceux qui sont le plus chargés de conscience de classe et de volonté de transformation générale de la société.Cette typologie exprime concrètement le thème central de notre analyse. Le conflit est, entre la rupture et la tension, la mise en cause par les acteurs du champ de leurs rapports. Pour que se forme un conflit, il faut qu’existe une forte interdépendance entre les adversaires, qu’ils ne soient pas seulement des compétiteurs ou des rivaux, mais qu’ils aient en commun certains objectifs fondamentaux, comme le développement économique. Mais, pour que le conflit ne soit pas seulement l’éclatement des tensions, il faut que les adversaires se définissent, non pas par un statut dans un système social, mais par une opposition sous-tendant tout système d’organisation sociale, lequel apparaît ainsi non comme un cadre ou une règle de jeu, mais comme la transcription plus ou moins directe de rapports de pouvoir.5. L’analyse topiqueNous empruntons le mot «topique» à la psychanalyse pour désigner un type de conflit qui ne se réduit à aucun des types précédents. Tout système d’action sociale peut être considéré comme la mise en forme de rapports fondamentaux.Il existe divers niveaux de formalisation, qui possèdent chacun une certaine autonomie et peuvent donc entrer en conflit avec les autres, ne serait-ce que parce que leurs transformations ne sont pas nécessairement synchroniques.Les institutions sont des modes légitimés de traitement des rapports sociaux. Elles organisent la représentation des intérêts. Elles constituent le système politique, qui ne doit pas être confondu avec le système des rapports de pouvoir, que nous nommons aussi système d’action historique. Elles définissent des règles du jeu et non des normes de conduites. Celles-ci sont établies par ce qu’on peut nommer avec Parsons le système social, et qui est précisément le système normatif de la société, définissant les attentes légitimes de chaque acteur vis-à-vis des conduites des autres.Il est difficile de placer ces instances – pour reprendre le vocabulaire freudien – sur l’axe infrastructure-superstructure, parce que ces termes en sont venus dans l’usage courant à opposer les bases matérielles de l’activité sociale aux représentations et aux formes d’organisation sociale. Il faut donc souligner avec Marx que l’infrastructure, nommée par lui structure, n’est pas définie par les forces de production, mais par le système des rapports de production inséparables des forces de production.Crise et conflitQuelle que soit la définition retenue, ce qui importe ici, c’est que chaque instance peut entrer en conflit avec les autres, parce que chacune constitue un système, donc possède une inertie propre.Ce type de conflit est d’une tout autre nature que les conflits de classes. Dans l’histoire sociale, il faut nettement distinguer, à l’intérieur de la société capitaliste, deux types de contradictions: celles qui opposent le capital au travail et celles qui opposent une infrastructure à des superstructures possédant une forte résistance au changement, ce que Ogburn a appelé le décalage culturel (cultural lag ). La même analyse peut s’appliquer à des systèmes non capitalistes de développement industriel.En réalité, on ne devrait pas parler ici de conflits sociaux, mais de crise. Il est souvent difficile de les distinguer à l’intérieur d’un même événement, mais il est indispensable de les séparer. En 1968, en France, le soulèvement étudiant fut en partie l’expression d’une crise sociale, d’un retard et d’une inadaptation de l’Université à des conditions économiques et sociales qui s’étaient plus rapidement transformées que l’organisation universitaire. Plus le système de décision est centralisé et bureaucratique, et moins, selon l’excellente analyse de M. Crozier, dans Le Phénomène bureaucratique , il peut se transformer autrement que par bonds et par crises. Mais on peut penser aussi que la crise de mai 1968 était une crise révolutionnaire, c’est-à-dire annonciatrice de nouveaux conflits sociaux, mettant en cause le système de pouvoir.Une analyse approfondie des événements permet de montrer que la crise et le conflit, en même temps qu’ils ont conjugué leurs effets, ont entraîné des actions souvent contradictoires. La crise ne peut être résolue que par un appel à la cohérence du système culturel et social; le conflit révèle au contraire des contradictions structurelles.Le conflit le plus total, qu’on nomme une révolution, n’est nullement un cas extrême, exacerbé, de conflit de pouvoir. Il est la conjoncture d’un conflit et d’une crise. La classe ouvrière anglaise au XIXe siècle a été massivement engagée dans des luttes de classes, mais celles-ci n’ont pas eu d’issue révolutionnaire, car le système institutionnel et culturel s’est progressivement adapté au changement. Au contraire, dans des pays où l’industrialisation était plus tardive et plus brutale, comme la Russie, mais aussi comme la Suède et la Norvège pendant le premier tiers du siècle, le retard et la rigidité des formes d’organisation sociale et des modèles culturels étaient tels qu’une poussée ouvrière, relativement limitée étant donné le faible développement de l’industrie, prit une forme révolutionnaire, qui a donné naissance à l’U.R.S.S. et est revenue au contraire à une politique réformiste dans les pays scandinaves, grâce à l’action politique, économique et sociale des gouvernements socialistes.Les conflits de pouvoir ne peuvent pas être confondus avec les crises politiques, si l’on définit le système politique comme un marché institutionnel, comme l’ensemble des procédures de mise en relation et d’équilibre des forces de changement social. La situation révolutionnaire se définit donc comme la réduction du système politique aux rapports de pouvoir, comme l’absence de négociations sociales autonomes.Plus une société est en changement rapide, plus il est indispensable pour sa continuité que sa culture matérielle et son système de pouvoir soient dissociés et que leurs rapports, leurs conflits soient gérés par un système politique autonome. Telle est bien l’histoire des sociétés industrielles les plus avancées à partir de la fin du XIXe siècle. Que ce soit par la voie légale ou par la voie contractuelle, les négociations sociales s’y sont développées, formant médiation entre l’évolution industrielle et le système de pouvoir économique. Le développement du capitalisme s’est accompagné d’un dépérissement de la société bourgeoise.Une topique sociologiqueCela conduit à introduire ce qu’on peut nommer une topique sociologique, définissant les relations entre divers systèmes: le système d’action historique, lieu du travail et du pouvoir, donc des conflits de classes; le système politique et institutionnel, qui n’est pas seulement la manifestation et l’acquisition du pouvoir, mais qui concilie les rapports sociaux dans l’unité d’une société, définie par des institutions, lesquelles ne sont pas des normes ou des règles, mais plutôt des modes de gestion des rapports sociaux; et le système social, défini par des valeurs et des normes, des statuts et des rôles, qui correspond donc au niveau de formalisation le plus élevé et détermine les formes de la communication entre les acteurs sociaux. Des conflits, ou plus exactement des crises, apparaissent sans cesse entre ces systèmes.Cette conceptualisation est à la fois proche et éloignée de celle de la psychanalyse et, surtout, de ce qu’on nomme habituellement la deuxième topique freudienne, développée à partir de 1920 et distinguant le ça , le moi et le sur-moi .Son caractère principal est que le point de vue topique et le point de vue économico-dynamique ne sont jamais entièrement séparés chez Freud. Les divers systèmes sont unis comme les termes d’une dynamique reposant sur le conflit de pulsions opposées, le sur-moi étant conçu comme l’agent de répression des pulsions de l’Éros.Il est vrai que Freud a de plus en plus reconnu l’existence de conflits internes à l’Éros, ce qui se rapproche de l’analyse sociologique, dans laquelle le passage du système d’action historique au système social est le passage d’une dialectique du développement à l’unité de la règle.Le conflit qui apparaît entre les systèmes est toujours le conflit entre un ordre clos et un mouvement ouvert, entre la conscience de la règle et de l’ordre et l’engagement dans des rapports sociaux, dans les contradictions du changement social. À l’intérieur d’une organisation de travail, par exemple, se manifeste toujours un double débordement de la bureaucratie, du système de règles internes: d’un côté par l’innovation et les décisions des dirigeants, de l’autre par la revendication des travailleurs. Ces deux forces de changement constituent par leur rapport le système de pouvoir, système par lui-même non institutionnel, mais dont les conflits sont susceptibles d’institutionnalisation. Celle-ci permet la formation d’un moi, qu’on peut dire, en revenant au langage freudien, investi de libido narcissique – ce qui correspond à l’aspect unitaire du système institutionnel, mais qui est en même temps le lieu d’affrontement de l’historicité et de la règle, du ça et du sur-moi.Il n’existe donc, au niveau sociologique comme au niveau psychologique, aucune séparation absolue entre l’analyse dynamique et l’analyse topique. C’est ce qui fait l’insuffisance de concepts descriptifs, comme celui de retard culturel, déjà évoqué. Le retard des institutions par rapport aux forces de développement historique ou le retard du système normatif, ou système social par rapport au système institutionnel, ne sont pas des phénomènes mécaniques. Ils ne peuvent se comprendre en dernière analyse que par référence aux problèmes internes du système d’action. Le déséquilibre entre les classes sociales, en particulier la domination absolue de la classe dirigeante, peut entraîner une rigidité du système politique et sa soudure avec le système normatif, de sorte que la poussée de la classe dirigée, ne trouvant pas d’expression institutionnelle possible, doit emprunter le chemin de la violence, de la crise révolutionnaire.Après avoir distingué conceptuellement la crise et le conflit, il faut donc reconnaître que la crise renvoie toujours à un déséquilibre dans le conflit. L’analyse topique n’est donc pas séparable de celle où se place la notion de conflit.Tous les types de conflits qui viennent d’être distingués, rivalités intersociales, tensions intrasociales, conflits de pouvoir, crises sociales, se combinent de la manière la plus variée dans l’histoire d’une société comme dans celle d’une personnalité. On pourrait donc être tenté de décrire les conflits de façon plus formelle, par leur dimension, leur degré d’acuité, leurs modalités de formation et de résolution. Mais cette simplicité apparente de la description empirique serait lourde de risque: elle laisserait supposer que tous les phénomènes considérés sont de même nature. Nous avons au contraire insisté sur le fait qu’on ne peut nullement considérer le conflit comme un certain degré de rupture. Le conflit n’est pas séparable d’un rapport unissant les adversaires. Il n’est pas exact de dire que le conflit est la lutte pour des biens rares. Cette définition a le tort de considérer que l’objet du conflit est indépendant des rapports des adversaires entre eux. Parler de conflit social, c’est dire au contraire que l’objet du conflit est inséparable des rapports sociaux entre les adversaires.6. Conflit et intégrationRien n’est plus dangereux que d’opposer, d’une part, une étude du système social, entièrement fondée sur les conditions de l’intégration, et, d’autre part, l’étude des conflits entre unités sociales indépendantes – comme si la paix régnait à l’intérieur des nations et la guerre dans les rapports entre les États.L. Coser, s’inspirant de G. Simmel (1858-1918), a insisté sur ce thème. Bien que son entreprise soit limitée, L. Coser prend utilement position contre un penchant trop marqué de la sociologie américaine à privilégier les problèmes de l’équilibre et de l’intégration. Il rappelle que non seulement la génération des fondateurs de la sociologie aux États-Unis, mais encore la génération suivante qu’on identifie souvent à l’école de Chicago, formée autour de Park, a porté le plus grand intérêt aux conflits sociaux. Au contraire, après la guerre, après la liquidation de la grande crise et au cours d’une période de rapide développement économique lié à l’absence relative de graves conflits sociaux internes, la sociologie s’est davantage souciée du fonctionnement d’un système défini par un corps de valeurs et de normes centrales que de l’étude des conflits sociaux. On parle alors plus volontiers de déviance, de marginalité, de «dysfonction» ou d’anomie que de conflits. À l’inverse, les sociologues européens, et surtout ceux de régions où la sociologie se développe rapidement, accordent, dans l’étude du développement économique et du changement social, une importance centrale aux conflits en même temps qu’aux rapports de pouvoir et de domination. Mais une telle opposition est chargée d’idéologie et correspond davantage à l’état des sociétés étudiées qu’aux besoins de l’analyse sociologique elle-même.Il est donc indispensable de dépasser l’opposition trop simple d’une sociologie de l’ordre et d’une sociologie du mouvement, d’une sociologie de l’intégration et d’une sociologie des conflits. On a déjà vu que la théorie des organisations avait fait des progrès décisifs dans cette direction, en critiquant aussi bien la conception wébérienne de la bureaucratie que l’école des relations humaines.Il n’y a pas d’opposition entre le conflit et l’intégration du système social. Mais leurs liens s’établissent à plusieurs niveaux.Les modes indirects d’expression des conflitsEn premier lieu, l’existence d’un conflit peut renforcer l’intégration sociale. Mais il ne s’agit pas ici d’une liaison véritable entre le conflit et l’intégration, puisque c’est le conflit entre deux unités d’action qui renforce l’intégration de chacune d’entre elles. C’est ainsi que Durkheim a rappelé qu’en période de guerre l’anomie tendait à diminuer. Des valeurs et des normes «sociétales» s’imposent avec plus de force. Même si le thème de l’union sacrée fait bon marché de certains conflits, il n’en demeure pas moins que le système de contrôle social se renforce en temps de guerre et entraîne une intégration sociale plus forte.Depuis E. Troeltsch (1865-1923) et G. Simmel, on a souvent évoqué le rôle des sectes, unités de taille limitée, très cohésives, imposant à leurs membres un consensus très poussé, et en lutte avec un environnement hostile. Pures et dures, elles sont promptes à éliminer les «déviants»; le conflit dans lequel elles sont engagées les pousse à renforcer leur unité politique et morale.Beaucoup plus intéressant est un thème souvent développé par les anthropologues et les psychanalystes. Une société, confrontée à des expressions d’hostilité en son sein, est conduite à inventer des modes indirects d’expression de conflits latents. Elle leur donne une expression qui ne menace pas son unité, et même la renforce. Tel est le sens de la sorcellerie chez les Navahos d’après Clyde Kluckhohm (1905-1960). Il s’agit d’empêcher qu’une hostilité se transforme en conflit ouvert, menaçant l’existence de la société. Au niveau de la personnalité, Freud a attribué un rôle analogue au trait d’esprit, qui permet l’expression d’une hostilité en l’empêchant de devenir une agression directe, entraînant une rupture dangereuse.Plus généralement, au lieu de considérer qu’il existe des normes sociales dont l’application peut entraîner tensions et conflits, beaucoup de psychologues et de sociologues pensent que les règles ont souvent pour fonction de régler les tensions, non pas en les niant ou en les supprimant, mais en les détournant de leur objet spécifique. Une société qui ne reconnaît pas l’existence de conflits est ainsi amenée à une très faible institutionnalisation, donc à une grande fragilité qui peut masquer pour un temps la brutalité d’un pouvoir central, dont l’action renforce à son tour les tensions et les conflits, ce qui conduit à un cercle vicieux, de l’autoritarisme aboutissant à une gestion totalitaire de la société. Un rôle essentiel des conflits est donc de développer le système institutionnel, et en particulier les institutions judiciaires entendues au sens le plus large.Conflit et concurrenceEn deuxième lieu, le conflit interne à une société peut renforcer celle-ci en faisant apparaître les adversaires comme des concurrents plutôt que comme des étrangers. Telle est l’image qu’on donne souvent des sociétés industrielles et urbaines, à forte mobilité sociale, en les opposant aux sociétés dont l’ordre était plus stable.Une population paysanne, assurée de rester enfermée pendant plusieurs générations dans sa condition, ou, cas extrême, une caste, n’entre pas aisément en conflit avec d’autres groupes sociaux. Elles sont situées dans un ordre social transmis par une culture. Elles peuvent vivre leur sous-privilège sur le mode du ressentiment; elles peuvent être dites potentiellement révolutionnaires. Elles sont rarement engagées dans des conflits sociaux. C’est seulement quand l’ordre ancien se désagrège, lorsque les communautés sont ébranlées par les changements économiques et, en particulier, par les migrations professionnelles, que le conflit peut apparaître, car celui-ci suppose une certaine communauté d’objectifs entre les adversaires. Les conflits sont liés à un progrès de la «mobilisation» et de l’intégration sociales. Inversement, l’exemple des travailleurs étrangers temporaires attirés vers les sociétés industrielles les plus développées montre qu’une situation sous-privilégiée, le poids de la ségrégation et de la discrimination ne conduisent nullement à l’éclatement de conflits sociaux, mais plutôt à des conduites de retrait, de rupture ou de marginalité. Aux États-Unis, le conflit ouvert entre les Blancs et les Noirs n’a pas éclaté dans le Sud, mais dans les grandes villes du Nord, et a accompagné un mouvement d’intégration des Noirs à l’économie industrielle et urbaine. L’intégration et le conflit se sont développés parallèlement.En France, l’exemple le plus clair de ce processus est celui des jeunes agriculteurs. Ce ne sont pas les paysans des régions les plus sous-développées, enfermés dans leur isolement économique et culturel, mais les jeunes qui ont voulu moderniser leur exploitation, entrer dans une économie de marché, investir pour mécaniser, qui ont organisé un syndicalisme nouveau et ont déclenché les conflits sociaux les plus graves.Le cas de la lutte des classesEnfin, la formation d’un conflit de pouvoir, de la lutte des classes en particulier, n’est pas davantage une rupture de la société. Une image très répandue représente ces conflits comme une guerre civile. Ce qui est une expression trompeuse. Plus un conflit intersocial est aigu, plus l’opposition des adversaires est marquée; au contraire, plus la lutte de classes est forte, plus les adversaires se réfèrent explicitement à un modèle intégré de société, parlent au nom de l’intérêt général, et, du même coup, révèlent les forces unificatrices de la société soit pour les renforcer, soit pour les combattre. Pas de mouvement révolutionnaire qui ne parle d’unité nationale, de gouvernement populaire, d’indépendance ou de droits de l’homme. Les conduites de rupture, comme les soulèvements insurrectionnels ou les émeutes, indiquent au contraire que des tensions ou une crise ne peuvent pas encore se transformer en conflit social. Un élément dominé rejette l’ordre qui l’opprime; il ne lutte pas encore contre un adversaire. La reconnaissance de l’adversaire est inséparable de l’affirmation d’un objectif social général. Viser le pouvoir, ce n’est pas renverser la société, mais renverser l’adversaire au nom des intérêts généraux de la société. Lukacs, reprenant une pensée de Marx, a souligné dans le même esprit qu’une classe montante, en même temps qu’elle combat son adversaire, pense et agit au nom d’une totalité, d’un ordre social et culturel.On retrouve ici une observation déjà faite: dans les conflits du travail, la rupture est d’autant plus nette, une stratégie de type militaire se forme d’autant plus facilement que le pouvoir est moins mis en cause, que les objectifs sont plus immédiatement et plus étroitement économiques. C’est pourquoi la capacité de négocier et la détermination de rompre, loin d’être opposées, sont complémentaires. Au contraire, un conflit de classes, parce qu’il est plus politique, ne se réduit jamais soit au heurt, soit à la négociation avec l’adversaire. Il en appelle à la construction d’une société nouvelle, et, pour cette raison même, ne se laisse pas enfermer dans un conflit face à face. Celui-ci, malgré ses apparences de brutalité, est nécessairement limité et constitue bien davantage un moyen de modifier un équilibre qu’un instrument de transformation du pouvoir. Ainsi le conflit ne peut-il pas davantage être considéré comme la rupture d’un ordre social que comme l’expression d’une concurrence pour la possession de biens supposés placés dans un vide social, comme l’est un ballon de football placé entre deux équipes sur un terrain neutre.Ce qu’on nomme l’ordre social ne préexiste pas aux conflits; il est construit par ces conflits. Il est en équilibre partiel et instable, résultat de pressions et de négociations. Plus les conflits sont forts, plus l’institutionnalisation progresse et plus, en ce sens, l’intégration sociale se renforce. Le conflit est la participation à la recherche d’un mode d’organisation sociale. Plus il est profond, plus il met en cause le pouvoir et plus la participation à l’action historique se renforce. Une société sans conflits ne peut être qu’une société sans historicité, absorbée par ses règles internes de fonctionnement et par l’application de son code culturel.7. Conflit et agressivitéLes analyses précédentes conduisent à dissocier, voire à opposer, le conflit et l’agressivité. L’idée inverse, selon laquelle le conflit est l’expression visible de l’agressivité, le passage du sentiment à l’acte, suppose qu’on parte de l’existence d’un ordre social dans lequel se développent des tensions exprimées par l’agressivité et qui peuvent éclater en conflits. Si, au contraire, on considère que le conflit est premier et que l’ordre social n’est que l’institutionnalisation du conflit, on dira que l’agressivité manifeste un conflit impossible, qu’elle est la réponse à l’échec du conflit.L’échec du conflitAu niveau de la personnalité, l’agressivité peut répondre directement à un conflit interdit. L’enfant, dont le conflit avec l’adulte est censuré psychologiquement et socialement, dirige son agressivité contre un substitut, contre un bouc émissaire. De la même manière, une catégorie sociale atteinte par une crise économique ou par un abaissement de son niveau social manifeste une hostilité contre des forces obscures, définies de façon irrationnelle, les étrangers, les juifs, les ploutocrates, les intellectuels, selon les cas.K. Lewin, comparant l’effet de divers types de leadership sur le niveau d’agressivité dans des groupes, a observé que le niveau maximal correspond au passage du laisser-faire à l’autoritarisme. D’autre part, il a constaté que l’agressivité est plus grande lorsqu’un groupe est enfermé dans un espace restreint, lorsque la différenciation des rôles y est faible, donc quand chacun des membres a, pour parler familièrement, tous ses œufs dans le même panier.L’ensemble de ces observations montre que l’agressivité répond à l’impossibilité de définir des conflits à l’intérieur du groupe. L’ordre social n’est pas intériorisé, mais est un ensemble de contraintes, d’interdits, de limitations. Le meilleur exemple d’une telle situation est celui d’une prison ou, plus généralement, de ce que Goffmann a appelé les institutions totales. Espaces clos, sociétés non différenciées, où la règle remplace l’objectif, et où, par conséquent, l’agressivité, la déviance ou l’effort de fuite remplacent le conflit impossible.Une frustration ne conduit pas nécessairement au conflit. Elle peut entraîner le retrait ou la fuite. Elle crée l’agressivité lorsque l’adversaire est reconnu et, même, lorsqu’il n’est pas possible d’agir sur lui, en particulier parce qu’il est fortement identifié à un ordre subi. À l’inverse, plus les adversaires sont face à face et moins l’agressivité intervient entre eux. On a souvent rappelé qu’au cours des guerres, l’agressivité contre l’ennemi est plus forte à l’arrière qu’au front. Les soldats engagés au combat sont davantage unis par la solidarité avec leurs camarades que par l’agressivité à l’égard de l’adversaire. Dans les négociations collectives, qui jouent un rôle central dans le syndicalisme de marché, orienté vers des revendications économiques, l’agressivité est aussi absente que dans toute transaction commerciale.La charge affectiveLe conflit social n’est pas aussi affectivement chargé qu’une situation de dépendance, mais il l’est plus qu’une situation de concurrence. C’est ce qui limite l’intérêt d’une distinction à laquelle Simmel et Coser attachent la plus grande importance, celle des conflits «réalistes» et des conflits «non réalistes». Les premiers sont des conflits d’intérêts; les seconds sont la décharge des tensions subies par un acteur. Par exemple, des prisonniers soumis collectivement à des tensions très fortes sont constamment portés à les manifester sous la forme de conflits entre prisonniers jouant le rôle de tension release , de décharge des tensions.Lorsque E. Mayo introduisit à la Western Electric la technique du counseling , c’est-à-dire d’entretiens libres au cours desquels les ouvriers faisaient part de leurs difficultés personnelles, professionnelles ou familiales, il voulait supprimer les conflits non réalistes, qu’il était porté à considérer comme les plus importants. Mais on ne peut dire, sans contredire toutes les analyses précédentes, que les conflits sociaux soient purement réalistes. Ils comportent une certaine agressivité, mais qui est transformée en défense de valeurs sociales générales. L’ouvrier engagé dans un conflit de classes avec le patron n’agit pas seulement pour ses intérêts, mais pour ce qu’il estime être la justice sociale ou la liberté.Il ne faut donc pas opposer à l’irréalisme des sentiments le réalisme des stratégies et des recherches d’équilibre à l’intérieur du groupe. Le conflit, parce qu’il met en cause, au-delà de la position respective des acteurs, le pouvoir qui détermine les rapports sociaux, est toujours en partie irréaliste, déborde son objet, est chargé d’idéologie et d’utopie. Mais cette charge affective n’est pas le résultat des contraintes de l’ordre social: elle porte le projet d’un nouvel ordre; elle pousse le conflit à devenir force de transformation. Elle est donc le contraire de l’agressivité conçue comme la réponse à une frustration. Elle est plus espoir que désespoir.Tout grand conflit social est précédé et accompagné d’une mobilisation psychologique, qui va bien au-delà de la rationalisation des intérêts, et qui permet un haut degré d’involvement , d’engagement. Pas de conflit dans lequel la personnalité ne déborde celui de ses rôles qui est directement concerné.Il est impossible de replacer dans un cadre d’analyse commun les phénomènes très divers auxquels s’attache habituellement le vocable «conflit». Mais l’analyse des rivalités entre acteurs, d’une part, celle des tensions internes d’un système, d’autre part, en isolant les deux éléments opposés du conflit, l’indépendance des acteurs ou leur rupture et l’existence d’un champ, donc d’une unité du conflit, préparent à l’appréhension de ce qui est proprement le conflit, et qui s’observe aussi bien au niveau de la personnalité qu’à celui des groupes restreints ou de la société. Le conflit ne s’oppose pas à l’ordre ou à l’intégration. Il est le processus de formation d’un ordre, ordre qui est d’autant plus formalisé, institutionnel et organisé que le conflit sur lequel il repose est plus profond. L’ordre social est à la fois un compromis, c’est-à-dire un système politique, et l’expression d’un pouvoir, c’est-à-dire de la capacité pour des acteurs de déterminer les conditions de leurs rapports avec leurs partenaires.L’enseignement de Marx et celui de Freud se rejoignent dans cette conception générale qui s’oppose à ce qu’on appelle souvent l’approche fonctionnaliste, qui, de Durkheim à Parsons, pose un ordre sociétal, le consensus de l’unité du système, avant de recenser les tensions internes ou les formes de décomposition sociale capables de conduire à des conflits.Approche combattue depuis lors sur deux fronts: d’un côté, par les théoriciens néo-libéraux des organisations, qui, avec Homans ou Simon, retracent les problèmes du marché de l’influence et même du pouvoir; de l’autre, par ceux qui placent au centre de l’analyse le conflit entre des éléments à la fois interdépendants et opposés, et dont la contradiction même fait naître un certain ordre de la personnalité ou de la société.Longtemps, l’analyse des conflits a souffert d’être suspendue à des présupposés encombrants. Si l’on pose au départ l’existence de forces sociales ou de pulsions purement antagonistes, on peut définir les contradictions mais on ne peut comprendre l’interaction et la dynamique constructive des rapports entre des termes entièrement séparés dans leur définition.L’analyse fonctionnaliste a opportunément rappelé la nécessité de poser l’unité réelle d’un champ pour comprendre les rapports antagoniques qui se développent en son sein. De là le long effort qui domine une partie des sciences humaines pour élaborer une conception dialectique des systèmes d’action, personnels ou collectifs. Le conflit n’est qu’un autre nom du développement, de l’opposition entre l’investissement et la consommation, qui est également l’opposition entre le pouvoir oligarchique et l’autodétermination de l’unité d’action par elle-même.L’analyse sociologique peut être définie comme l’étude des relations entre des processus de conflit et des processus de contrôle social. Il n’existe pas d’unité d’action qui ne dispose de la capacité d’imposer à l’intérieur d’elle-même certains critères d’évaluation, qui ne possède donc une unité, des normes et des mécanismes de sanction contre les déviances. Mais cette unité se détruit elle-même si elle devient bureaucratique, c’est-à-dire si les règles se définissent par référence exclusive à une organisation et à une cohérence internes. Elle n’a de vigueur que si elle se reconnaît comme instable et provisoire, formalisation à la fois nécessaire et dangereuse d’un processus de développement qui repose sur le conflit des acteurs, des intérêts et, au-delà, de la jouissance et de l’innovation.
Encyclopédie Universelle. 2012.